Le nouveau Parlement européen et le casse-tête des commémorations

L’une des hypothèses démontrées par le projet EU/Mnesia est que les élargissements de l’Union européenne ont créé une réinterprétation de l’histoire de la construction européenne. L’élargissement de l’espace aurait donc pour conséquence un étirement du temps au-delà de la période post-1945 considérée comme centrale, par exemple incluant des éléments des années 1930 (comme la famine ukrainienne) comme conséquence d’un élargissement à l’Europe centrale ou des années 1990 (comme Srebrenica) comme conséquence d’un élargissement aux Balkans.
Les élargissements arrivant peu à peu à leur conclusion, on pourrait en rester là, mais c’est sans compter sur la politisation et l’arrivée au Parlement de députés qui remettent en cause le récit des origines institué depuis 50 ans.

Des commémorations problématiques

Le nouveau Parlement aura fort à faire dans le domaine de l’interprétation de l’histoire.

En effet, l’année 2015 sera occupée par les célébrations du 70e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Or, dans le climat actuel de tensions entre la Russie, l’Europe centrale et l’Europe en général, si Vladimir Poutine invite tous les chefs d’Etats européens à Moscou, il est peu probable que tous s’y rendent. Pour rappel, en 2005, les Présidents estoniens et lituaniens avaient refusé d’aller à Moscou pour ne pas célébrer avec les Russes le premier jour de leur seconde occupation soviétique. Seule la présidente lettone Vika-Freiberga était allée sur la Place Rouge, d’ailleurs en se justifiant auprès de ses collègues européens dans une très intéressante lettre sur la solidarité européenne et sur la nécessaire reconnaissance des passés composés de l’Europe.

Or, en mai 2015, la Lettonie occupera la Présidence du Conseil de l’Union européenne (le conseil des Ministres) et le 9 mai est aussi la fête de l’Europe. Si Riga organise sa contre-cérémonie sur les bords de la Baltique, il est probable que tous les Européens ne viendront pas, et le dernier élément fort de récit commun des Européens et des Russes, c’est-à-dire, la lutte commune contre la nazisme disparaitra. Les Russes auront beau jeu d’accuser les Européens d’avoir la mémoire courte. A l’inverse, aller à Moscou le 9 mai 2015 posera des problèmes en termes de soutien à un régime qui ne semble pas vouloir coopérer avec les Européens.

Il y a fort à parier que le Parlement européen sera le lieu d’un débat très vif sur ces questions. Il en ira de même en 2015 du centenaire du génocide arménien, déjà reconnu par le Parlement européen en 1987. Dans le climat actuel des relations entre l’Union européenne et la Turquie, et sous l’influence des associations  et des ambassades arméniennes, le débat sera aussi probablement intense, doublé d’enjeux sur le rôle des parlements et de l’histoire, sur l’adhésion à l’UE et sur les comparaisons avec l’Holocauste.

En 2018, c’est la question du centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale qui sera au cœur des préoccupations. Comme je l’expliquais dans cette conférence à Zagreb, cela posera un grand nombre de questions: celle de la signification de la guerre comme épisode tragique (France, Allemagne, Royaume-Uni, Belgique; Hongrie pour d’autres raisons), comme guerre de libération (Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, Tchécoslovaquie entre autres) ou comme guerre civile (Russie, Finlande). Autre dimension délicate: celui du naufrage de la paix de Versailles, l’échec de la SDN et la montée des totalitarismes.

2015, 2018 seront donc très probablement des dates d’intense activité parlementaire sur ces questions.

La somme impossible des contraires

Ma recherche démontre que la dimension politique n’est jamais absente de ces débats. En effet, la droite est toujours plus active que la gauche dans les débats sur l’interprétation de l’histoire après 2004 (j’ai plusieurs articles qui sortiront dans les moins qui viennent et qui le démontrent). Or, le fait que le quart des députés européens soient aujourd’hui des eurosceptiques plutôt nationalistes va probablement renforcer les polémiques.

Déjà Nigel Farage s’était fait une spécialité de la remise en cause du discours européens sur la réconciliation d’après 1945. Ainsi, en 2005, lors d’un débat sur le futur de l’Europe 60 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, il déclare:

C’est pourquoi il est faux et presque mensonger de déclarer que c’est l’UE qui a maintenu la paix en Europe au cours des cinquante dernières années. Quelle guerre a-t-elle donc empêchée? Le Portugal avait-il l’intention d’attaquer l’Italie au milieu des années 1970? Quelle guerre éventuelle pourrait-elle donc avoir stoppée? S’il y a eu un garant de la paix au cours des cinquante dernières années, il s’agit avec certitude de l’OTAN, un exemple de coopération intergouvernementale.

Le président Borrell a parlé de la réunification de l’Europe. Je me demande parfois ce qu’il évoque véritablement. Le plus important est de savoir si l’UE peut garantir la paix. Une fédération peut-elle garantir la paix? Ça n’a pas été le cas en Yougoslavie ou en URSS, ça n’a pas non plus été le cas aux États-Unis d’Amérique qui, vous vous en souvenez, ont vécu l’une des guerres civiles les plus amères et les plus sanglantes de l’histoire de l’humanité.

 

Cette dissonance par rapport au discours dominant de la paix par l’Europe est difficile à réfuter parce qu’il demanderait une discussion approfondie de la part des députés pro-européens, qui n’est pas possible dans le temps limité des interventions en séances plénières. Cette contestation oblige le Parlement à repenser les fondements de la légitimité européenne dans une Union européenne élargie.

D’ailleurs, on remarque que l’étirement du temps de référence vient ouvrir de nouveaux champs historiques de la contestation. Ainsi, lors du débat sur le centenaire du début de la Première Guerre mondiale, il déclare que le projet européen, avec son armée, sa diplomatie, son hymne et son drapeau sont des mensonges. Et il s’appuie, pour la première fois, sur l’exemple de la Grande Guerre en expliquant que la Yougoslavie, comme Etat construit du dehors après 1918, aura conduit au désastre des guerres yougoslaves des années 1990.

Ici, Farage est un exemple de ce type d’utilisations de l’histoire pour contester le récit européen, on pourrait donner de nombreux autres cas de députés contestataires de droit ou de gauche (les communistes sont aussi très actifs pour dénoncer la création d’une équation entre totalitarismes hitlériens et staliniens) dans la législature 2004-2009 et 2009-2014 (sur laquelle je n’ai pas encore vraiment travaillé, sinon sur ce débat sur la Grande Guerre). Mais il y a lieu de penser que le renforcement du nombre des députés eurosceptiques renforcera cette tendance.

Pour deux raisons au moins : ces députés ont peu de postes-clefs dans l’assemblée (présidence de commissions etc) et peu d’intention de s’investir beaucoup pour accumuler de l’expertise technique, donc la prise de parole dans ces débats peu techniques, dans lesquelles ils peuvent se reposer sur leur capital national, est une bonne manière de contester sur des sujets à forte valeur émotionnelle. La seconde raison est que ces débats peuvent avoir une charge symbolique importante dans les pays d’origine des députés: reconnaitre le génocide arménien pour rassurer son électorat sur une impossible adhésion turque, dénoncer les crimes communistes pour dénoncer la Russie en sous-main etc. Ces débats sont une façon de se démarquer  de manière spectaculaire des autres députés européens et de dénoncer le « système », tout en apparaissant dialoguer avec les plus grands puisque dans ces débats, les grands partis européens donnent la parole à des « figures » (présidents de groupes, figures nationales clefs etc). Tout cela donnera certainement lieu à une politisation intense, qui intéressera ma collègue Nathalie Brack qui travaille sur l’euroscepticisme au Parlement européen.

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